Le double est un labyrinthe
Aristide Bianchi travaille et vit à Bruxelles. Depuis 2001, ses dessins naissent de l’ouverture matérielle d’une feuille, sur les faces de laquelle il a préalablement tracé. Ces dessins constitués de lignes, de figures et de surfaces sont à la fois épurés et labyrinthiques. Bianchi trace un signe à l’encre de Chine ou avec de l’acrylique sur une feuille de papier qu’il coupe ensuite dans son épaisseur, à partir d’un ou de plusieurs angles selon les compositions. Les pans du papier variablement fragilisés déploient des combinatoires d’avers et de revers. En stoppant l’ouverture, des charnières de papier non tranché font que l’ensemble de l’ouvrage reste solidaire. Ainsi, chaque dessin forme une articulation du signe et des surfaces pointant vers une visibilité de ses angles morts.
Bianchi ouvre la quadrangularité de la géométrie euclidienne pour présenter un éventail de formes fragmentaires. Ainsi, le tracer/trancher lui permet de conduire l’expérience plastique au-delà de la seule inscription sur un support. La texture altérée du papier nous invite à nous en rapprocher pour découvrir les à-coups conditionnels de l’ouverture de la surface, elle présente un mouvement ondulatoire où chaque coup donné de l’intérieur du papier correspond à une unité temporelle de la réalisation.
Dans ces dessins, la surface devient une aire, la ligne une limite, et le signe acquiert une fonction mnésique quand une part de lui-même se dédouble. La création de nouveaux avers et la révélation de certains revers exprime un sens dessus dessous. L’espace et le temps se jouent ici dans la minceur où coexistent un envers inédit et de nouveaux endroits. Si l’on peut songer au mouvement de « glisse » qu’emprunte Alice pour passer De l’autre côté du miroir, une appréhension épidermique résiste à cette aptitude. C’est que le geste opératoire de Bianchi renvoie également à l’effroi qu’exprime la figure mythique de Marsyas et à la dextérité musicale qui lui valut de devenir un écorché vif de l’art.
« Le plus profond c’est la peau ? » demandait Paul Valéry dans L’Idée fixe. Signifiait-il par cette question que les idées que nous nous faisons de la profondeur, du drame, comme celles de la superficialité, de la légèreté, s’exprimeraient à la surface de nos sensations, comme seul lieu tangible de l’expression dialectique et phénoménologique ? Chez Bianchi, l’économie graphique des signes et le fait de réduire le peu d’épaisseur du papier exposent une telle peau. L’artiste extériorise l’intériorité inattendue de la surface, tenue jusqu’ici pour inexistante, et le papier nouvellement dédoublé témoigne d’une profondeur plane.
Dans la présentation de ces dessins qui se suspendent sans autre cadre que le mur, l’éloquence de la ligne et les surfaces têtes bêches exposent un geste qui, en tranchant l’épaisseur, suscite une esthétique de l’orthogonalité et de sa dissociation manifeste. Ses signes récurrents sont des figures géométriques du déplacement, qu’il s’agisse de la diagonale ou du lacet, elles résument l’expression fragmentée du rectangle.
Les charnières méritent également un temps d’observation. Ce sont ces parties non transformées qui permettent cependant la transformation et le basculement des plans. Lorsque nous regardons un de ces dessins en extension sur un mur d’exposition, on peut délimiter, grâce aux charnières de papier, le dessin matriciel dans le rectangle d’origine, et ceci pour mieux comprendre les séquences successives de son étendue, et de sa perte.
Les dessins d’Aristide Bianchi sont des constructions de passage offrant une image double pour une curiosité presque silencieuse.
Jeanpascal Février