Les Quatre saisons de Daniel Schlier : prendre la peinture à revers
au 23 novembre 2024
Parmi les œuvres auxquelles Daniel Schlier a eu, disait-il, besoin de se « confronter » « de façon répétée », afin de « vérifier l’incongru » mais aussi parce qu’elles l’« aident à vivre », figurent les Saisons de Nicolas Poussin (1660-1664, Musée du Louvre)[1]. Telle fréquentation, sédimentée dans la mémoire au fil des rencontres, n’est pas étrangère, on s’en doute, à la réalisation de cet ensemble de peintures au format paysage (150 x 200 cm), avec ou sans indication d’une ligne d’horizon et associant de ces animaux que l’on croise dans les campagnes (vaches, âne, chevaux), des arbres et des reliefs montagneux, des éléments météorologiques (nuées et traits de pluie) ou encore mécaniques, des grues et des carcasses de voitures. Avec son caractère disparate, cette liste d’éléments pourrait faire davantage penser aux portraits composites d’Arcimboldo, auteur lui aussi de Quatre Saisons, d’autant que l’artiste procède principalement par addition – tantôt agglomération, tantôt télescopage –, ainsi de cette voiture accidentée grimpée sur la croupe d’un cheval, d’où, ailleurs, semble émaner une mer déchaînée que surmonte une chaîne de montagnes de carte postale. Et voilà troussées[2], pour cette exposition, quatre saisons en six peintures, dont pas moins de trois Printemps, flanqué chacun d’une précision: Pluvieux et Inondation, à la manière des impressionnistes, parce que, sans doute, il faut se faire aux intempéries ; quant au Roi des Aulnes, avec la référence au poème de Goethe et sa chevauchée tragique dans la nuit, malgré le cheval, représenté avec précision et qui occupe l’espace pictural de toute la longueur de son côté, il désarçonne le regardeur en quête d’explications claires et de repères stables, tout autant que l’arbre de l’Été, peint en Nocturne comme pour la vache de l’Automne et qui, réduit à son squelette de branches et quoique peint en jaune vif, évoque bien plutôt l’hiver et le bois mort. Outre le coq-à-l’âne visuel, du cheval en aplat brillant à l’auto cabossée ou vice versa, Der Erlkönig est une histoire de traversée et de travail du sens : de la plaque de marbre au paysage de western et du texte aux images, mais aussi via ce mot qui désigne aujourd’hui, loin de l’univers des poètes du Sturm und Drang (tempête et passion) qui s’y trouve pourtant préservé, les prototypes à la carrosserie camouflage utilisés par les constructeurs automobiles pour les essais précédant le lancement d’un nouveau modèle. Il n’en faut pas plus pour nourrir l’imaginaire de l’artiste, sa réflexion flottante et sans hiérarchie qui, pointant ces recouvrements et emboîtements, s’évertue à mettre sens dessus dessous l’ordre d’un monde lui-même tourneboulé[3], d’un temps bégayant encore ses saisons tandis qu’elles se fondent les unes dans les autres.
À l’unisson, mais plus encore au principe de ce chamboule-tout à la Jérôme Bosch en plus épuré, se trouvent des façons de faire, des façons d’envisager la peinture : sa surface que Daniel Schlier veut la moins donnée possible, à la recherche de ce point irréductible où nécessairement elle commence. Frontalier par naissance, Alsacien comme Hans/Jean Arp, élevé entre les cultures et les langues françaises et germaniques et donc foncièrement double, il est entré en peinture par la gravure et a dès lors développé une habileté sans pareille à faire toutes choses à l’envers, à « donner une forme à ‘ce qui ne va pas’, à ce que les mots ne peuvent pas porter[4] ». En la matière, le fait d’être à la fois dyslexique et ambidextre[5] est un atout de taille et puisque la peinture, après des siècles d’histoire, ne saurait aller de soi, mieux vaut tâcher de la prendre à revers. Ainsi s’est-il intéressé à la pratique du fixé sous verre et aujourd’hui, grâce au perfectionnement du matériau, sous plexiglas. Née dans les premiers temps du christianisme au voisinage de l’art du vitrail, développée virtuosement dans les ateliers de Murano et devenue support de formes régionales et vernaculaires à partir du XVIIIe siècle, à la fois savante et populaire donc, elle implique de renverser l’ordre usuel des opérations de peinture : commencer par les détails, les rehauts de lumière et les reliefs qui accrocheront l’œil pour remonter ensuite, en un feuilletage inversé, vers les fondations et ce qui délimite l’espace – de quoi repenser à la racine quoique depuis l’écume à la pointe des vagues, les rapports entre figure et fond, de quoi mettre la surface picturale au défi. Avec un support transparent et on ne peut plus lisse, tout est à inventer, à rebours du frottage exploré entre autres par Max Ernst, où les images s’agrègent à partir des aspérités des objets ou matières placés sous le papier ou la toile : or c’est jusqu’au grain de la toile – que la préparation n’efface jamais totalement – que Daniel Schlier tient à distance, la moindre aspérité vue étant donc fabriquée, suivant des techniques variées, de la coulure à l’illusionnisme, au pinceau ou à l’aérographe. L’expérience, pour le regardeur, est fascinante : d’abord un éclat particulier, puis l’intensité des couleurs et la précision vertigineuse des détails, tout étant lié à ce que l’on appelle le « contact optique », au chemin des rayons lumineux qui, traversant une épaisseur, sont arrêtés par une pellicule dont ils illuminent toutes les nuances, comme dans un microscope. Et ce n’est pas pure divagation de promeneur que de relire les philosophes antiques, en particulier les développements de Lucrèce, dans le De Rerum Natura[6], à propos des atomes et de la vision. Car il s’agit de penser cette rencontre, toujours rejouée, entre l’œil et les choses et si celui-ci glisse dans un premier temps sur la surface lisse et dans la transparence du verre, c’est pour mieux être freiné ensuite – l’artiste emploie fréquemment ce terme – par les mouvements divers, les halos flous et les découpes nettes. Celles-là même qui, entre cartographie et déchirure, formes délimitées et lambeaux, engendrent l’expérience simultanée de la construction d’une image à partir de zéro et de sa dislocation, à l’instar de ces grues dressées à l’assaut du ciel, dans un paysage dévasté où des vaches sont en train de se noyer, aspirées vers le bas (Printemps (Inondation)). Et l’on pense aux rochers déchiquetés qui enserrent la vision de la mer dans les Falaises de craie sur l’île de Rüngen de Caspar David Friedrich, mais aussi à ces mises en abîme de la vision orchestrées par René Magritte, par exemple, dans La Condition humaine : entre désir et empêchement, dévoilement et distance infranchissable, invitation à entrer dans la peinture et protections agressives de ce qu’elle recèle. On pense aussi à cette « peinture en charpie[7] » que Jean Clay a pointée dans l’œuvre de Robert Ryman, parce qu’au-delà de la figuration, en dessous ou au-dessus, se trouve chez Daniel Schlier la peinture comme plaisir et comme question toujours ouverte. Comme piège aussi pour le regardeur, renvoyé à ce que le peintre cherche à fixer et qui échappe à l’un comme à l’autre, à ce point dans l’œil et le cerveau où l’image se forme, coagule comme en un précipité :« J’ai des images, dit-il, des couleurs, des matières en tête, dans le cerveau, là (il montre de la main) juste derrière les yeux, un nuage confus et opaque. Il faut être là juste avant qu’elles n’émergent sur la rétine pour les saisir.[8] »
[1] Daniel Schlier dans un entretien avec Éric de Chassey, « La peinture comme greffe ou le rêve de Dürer », Daniel Schlier, Châteauroux, Collège Marcel Duchamp – Genève, galerie Charlotte Moser – Paris, galerie Jean Brolly, 2008, p. 30 et 37.
[2] Au sens de relever, de ramener le bas vers le haut : parce que si Daniel Schlier monte ses peintures, comme il se doit, il le fait souvent au dos de plaques de verre ou plus récemment de plexiglas.
[3] Daniel Schlier dit avoir été marqué durablement par la Ursonate de Kurt Schwitters, il y a sans doute du Dada là-dessous.
[4] D. Schlier, entretien avec Michael Anders, dans Steine zum Krimen bringen, p. 30.
[5] Entretien avec l’artiste, de Paris à Strasbourg, le 19 octobre 2024.
[6] Que l’on cite plus couramment comme le De Natura Rerum…
[7] Jean Clay, « La peinture en charpie », Macula, n°3-4, 1978, p. 167-185 repris dans Jean Clay, Atopiques. De Manet à Ryman, Strasbourg, L’Atelier contemporain, 2024.
[8] D. Schlier, entretien avec Michael Anders, dans Steine zum Krimen bringen, Galerie Jean Brolly Paris, 2014, Galerie Born Berlin, 2015, Galerie Bernard Jordan Zürich 2016, p. 29.