Elmar Trenkwalder
au 23 décembre 2023
J’ai découvert le travail d’Elmar Trenkwalder lors de l’exposition Céramique Fiction au Musée des Beaux-Arts de Rouen en 2006. En montant l’escalier d’honneur du musée, j’ai été subjuguée, émerveillée par une sculpture imposante disposée au pied de la peinture monumentale de Puvis de Chavannes, Entre l’Art et la Nature. Quatre grandes colonnes alignées, ou plutôt des arbres-colonnes torsadés, chacun posé sur son socle, s’étendaient vers le haut dans un mouvement de croissance perpétuelle, vers les arbres et les personnages de la peinture au-dessus. Ornée d’une profusion d’excroissances végétales et sexuelles, phalliques et vulvaires, le tout émaillé d’un blanc crémeux qui unifie l’ensemble de formes et de motifs, l’œuvre m’a évoqué une sorte de fusion du corps humain avec la nature et l’architecture, comme si l’artiste cherchait à exprimer une harmonie fondamentale entre l’être humain et le monde qui l’entoure. Le titre mystérieux ne m’a donné aucune piste de réflexion : WVZ 182[1]. Si la structure de l’œuvre et son abondance de détails m’ont fait penser simultanément au baldaquin de Saint-Pierre et au Palais Idéal du Facteur Cheval, il m’a semblé, ce jour-là au Musée des Beaux-Arts de Rouen, n’avoir rien vu de semblable dans le champ de l’art contemporain.
Depuis cette première rencontre avec le travail d’Elmar Trenkwalder, j’ai eu de nombreuses occasions d’approfondir mon regard, notamment à la Maison Rouge, lors de son exposition en 2008 avec le peintre visionnaire Augustin Lesage, et surtout à la Galerie Bernard Jordan, qui le représente depuis 2002. Dans une exposition de 2019, Bernard Jordan a associé ses sculptures aux dessins de l’artiste néerlandais Paul van der Eerden, dont le déploiement kaléidoscopique d’images et de textures font écho au foisonnement symétrique et tactile des détails dans les sculptures de Trenkwalder. Ce qui me frappe en me tenant devant les œuvres de ce dernier est le rapport entre l’œuvre et le corps du spectateur. Je ressens une présence paradoxalement charnelle malgré la brillance et l’épaisseur des émaux colorés qui recouvre la totalité des formes sculptées. Cela est sans doute lié au format des sculptures réalisées à l’échelle humaine, voire aux dimensions monumentales pour certaines. « J’ai tendance à faire grand parce que cela me correspond sur le plan physique, explique l’artiste, cela correspond aussi à mon activité ou à mon énergie.[2] » L’aspect même de la terre, « souple et douce, comme un corps[3] », pour reprendre les mots du critique d’art Karim Ghaddab, contribue également à cette sensation de présence vivante. Après avoir longuement expérimenté de nombreux matériaux divers tels que le bois, le carton et la moquette, la découverte de l’argile a permis à l’artiste de donner forme à ses visions intérieures avec une fluidité insoupçonnée. « J’étais fasciné par sa plasticité et sa douceur, dit-il ; ce fut très réjouissant.[4] »
Dans un entretien avec Bernard Marcadé en 1998, Elmar Trenkwalder parle d’œuvres de l’histoire de l’art qui l’ont nourri, tels que les sculptures du Bernin et les dessins de Wölfli. « Ces univers sont extrêmement différents, dit-il, mais ils procèdent pour moi d’une même intensité.[5] » Il révèle aussi qu’il est épileptique depuis qu’il est jeune adulte, et il décrit les hallucinations qui précèdent les crises comme « une activité imaginative très dense proche du rêve.[6] » Il dit à cette époque qu’il essaie « de retrouver les chemins de ces images[7]. » Le travail de création constitue un moment de grande concentration et d’intériorité, pendant lequel des images et des émotions, qu’elles soient vécues, remémorées ou imaginées, se manifestent et se métamorphosent sous les doigts de l’artiste. Cette liberté intuitive dans l’invention de formes, proche d’une sorte d’automatisme, se conjuguent néanmoins avec une grande rigueur technique que l’artiste compare à la maîtrise d’un instrument de musique. « […] je suis comme un musicien qui doit jouer tous les jours pour progresser[8] » dit-il. « En art, c’est pareil, plus je passe mon temps à faire de l’art, et plus je peux arriver à la fois facilement et intensément à un flux.[9] »
Dans le processus de création des sculptures en terre cuite, une plaque d’argile de forme géométrique sert de point de départ. « Je commence souvent par une forme abstraite, explique Trenkwalder, un carré, un rectangle ou un cercle, autrement dit une forme qui est si commune qu’elle me force pour ainsi dire à explorer les possibilités qu’elle recèle. Les opulentes structures qui voient alors le jour ne laissent souvent presque plus rien transparaître de l’abstraction sur laquelle elles prennent appui.[10] » Pourtant, il me semble que ce processus est mis en évidence dans certaines sculptures, par exemple dans WVZ 362 S, qui trône dans la vitrine dans cette nouvelle exposition à la Galerie Bernard Jordan. Le socle, qui fait partie intégrante à l’œuvre, est construit à partir d’un empilement d’anneaux de formes irrégulières, ainsi répétant la forme circulaire de la plaque du départ. Surmontée d’éléments ornementaux et d’une déité mi-fière, mi-moqueuse, l’ensemble constitue un seul corps uni par des couleurs proches du bronze oxydé, m’évoquant un vestige intemporel qui incarne la force de la vie.
Les autres sculptures de cette exposition, grandes comme des colonnes ou des totems, sont bâties à partir d’un empilage d’éléments géométriques, de formes organiques, de bouches, de phallus et de personnages grimaçants. Les textures et les couleurs des émaux – blanc légèrement ocré, blanc ivoire, gris tacheté de coulures d’ocre-rouge – rappellent d’autres matériaux traditionnels de la sculpture, tels que le bois, l’ivoire ou la pierre. L’application des émaux peut également suggérer des liquides qui coulent, comme des fluides corporels. L’artiste a souvent été interrogé sur l’imagerie sexuelle dans ses œuvres, ce à quoi il répond que l’érotisme est « une métaphore de la vie considérée comme un principe fusionnel.[11] » Ce n’est pas la représentation d’une sexualité explicite qui intéresse Elmar Trenkwalder, mais plutôt la quête d’un équilibre entre le monde intérieur de l’être humain et le monde extérieur qui, pour lui, s’exprime par la recherche d’une harmonie entre le masculin et le féminin, entre le monde végétal et minéral. D’où le déploiement ornemental de formes qui s’interpénètrent et se métamorphosent sans cesse. D’où également la symétrie qui caractérise ses œuvres. La symétrie et l’équilibre tendent vers un idéal de perfection, mais l’équilibre, pour se maintenir, ne peut pas être statique. Un regard attentif révèle que la symétrie des œuvres de Trenkwalder est toujours un peu décalée, leurs différentes parties n’étant pas identiques. C’est ainsi que l’artiste génère une sensation de mouvement dans ses sculptures, et qu’il donne forme à ses visions d’une harmonie-en-devenir perpétuelle.
Autant que la sculpture en terre cuite, la peinture et le dessin font partie de la pratique d’Elmar Trenkwalder. Si des dessins peuvent donner lieu à l’élaboration de sculptures, ce sont avant tout des œuvres à part entière, aux dimensions intimes ou monumentales, prenant place à côté des sculptures dans des expositions et explorant autrement les espaces oniriques de l’inconscient. Parfois, dessins et sculptures interagissent directement, dans des cadres sculptés qui « contiennent » des dessins. Deux cadres impressionnants sont exposés à la Galerie Bernard Jordan, dont les courbes et les motifs peuvent rappeler le mobilier Jugendstil. Réalisés au crayon graphite spécifiquement pour les cadres, les dessins reprennent la structure et les formes modelées de ceux-ci. Les tonalités de gris contrastent avec le vert-ocre des cadres, démarquant un espace pictural distinct tout en créant des liens entre les différentes parties de l’œuvre. Dans les dessins, tout est en mouvement, tout est en transformation. Les images se démultiplient à l’intérieur d’autres images ; des formes végétales et anatomiques s’imbriquent, se dévorent et se déploient dans une régénérescence continuelle. Traditionnellement, le cadre est un élément de décor qui met en valeur un tableau, une peinture sur toile ou une œuvre sur papier. Ici, le cadre et l’œuvre encadrée ne font qu’un, le dessin, la sculpture et l’ornement se confondant en une totalité dynamique. Le dessin se prolonge dans l’espace par le biais du cadre, et inversement, le cadre ouvre sur un espace intérieur, une fenêtre sur les images rêvées de l’artiste. La très grande originalité de la pratique d’Elmar Trenkwalder est sans doute là, dans cette fusion tactile et ornementée de l’humain avec la nature. Infusées de l’énergie même de leur fabrication, les œuvres incarnent la fascination de l’artiste pour l’ornement comme une expérience, comme « la forme même de la vie.[12] »
Diana Quinby
[1] Au lieu de donner des titres à ses œuvres, Elmar Trenkwalder les identifie avec les lettres WVZ (Werkverzeichnis), suivies par un numéro d’un à quatre chiffres.
[2] Dorothée Messmer, « Il faut de l’improvisation, et une grande liberté : Interview avec Elmar Trenkwalder », in Elmar Trenkwalder, Snœck, Cologne, 2012, p. 9.
[3] Karim Ghaddab, « L’hypothèse sexuelle », in Elmar Trenkwalder, Snœck, Cologne, 2012, p. 194.
[4] E. Trenkwalder, cité in K. Ghaddab, Ibid.
[5] « Entretien : Elmar Trenkwalder/Bernard Marcadé », FRAC Limousin, Limoges, 1998, extraits repris dans le dossier de presse de l’exposition Augustin Lesage et Elmar Trenkwalder, les inspirés, à la Maison Rouge, Paris, 2008, p. 14.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] D. Messmer, Interview avec E. Trenkwalder, op. cit., p. 11.
[9] « Elmar Trenkwalder en conversation avec Herta Pümpel », Elmar Trenkwalder, Anges sur lumière et ombres, Kunstraum Dornbirn, 2018, p. 73.
[10] Ibid., p. 72.
[11] Entretien avec Bernard Marcadé, p. 14, voir la note 5.
[12] Ibid, p. 13.